Depuis quelques années maintenant, je m’efforce de lire des livres écrits par des femmes, regarder des films et séries scénarisés et produits par des femmes et écouter des chansons écrites et chantées par des femmes, et des podcasts écrits par des femmes. Quasiment uniquement.
Je suis passée par une période où je ne regardais absolument plus rien qui était produit par des hommes cis hétéro, ce n’est que récemment que j’en réintroduis à petite dose quand je veux absolument voir/lire/entendre quelque chose qui vaut le coup.
Dans cet article, j’explique la raison derrière cette démarche.
Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie du moins. [… ] Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons aussi. Plus tard ils pourront revenir.
Le génie lesbien (p. 39), Alice Coffin
Problème n°1 : Le male gaze
Le « male gaze », c’est la norme actuelle dans notre société. Les hommes dominent tellement la production médiatique (entre autres…) que tout le contenu « grand public » est teinté de ce regard masculin. En d’autres termes, on ne représente quasiment jamais l’expérience, le ressenti et le vécu féminin ou agenre/transgenre/etc., tandis que celui des hommes nous est présenté comme ce qui est normal. Un fait que Simone de Beauvoir dénonçait déjà dans son essai Le Deuxième Sexe en 1949…
Dans son essai sur le sujet, Iris Brey (Le regard féminin, une révolution à l’écran) insiste sur le fait qu’un film ou une série ne bénéficient pas automatiquement du « female gaze » parce qu’ils présentent une héroïne identifiée comme femme, ou parce qu’ils sont produits par une personne identifiée comme telle (ou non identifiée comme un homme). Un homme peut produire un film avec un « female gaze », tout comme une femme peut adopter le « male gaze ».
Le female gaze est une approche consciente, où la·le productrice·eur décide de faire un effort pour porter des personnages féminins à l’écran, dont on ressent l’expérience, et qu’on ne regarde pas comme un objet. C’est aussi une déconstruction de l’ordre patriarcal et des jeux de pouvoir qui en découlent. Cela passe par la narration et par la manière de filmer.
Le male gaze ne présente pas juste une expérience masculine, mais il encre également les inégalités de la société patriarcale, avec des problématiques récurrentes l’objectification des femmes et la culture du viol. Nombre de films et séries produits par des hommes montrent des scènes de viol qui sont presque glamourisées (voir franchement glamourisées), où les spectateur·ices ont tout le loisir de voir le corps exposé de la victime, dans des positions qui n’inspirent en rien le dégoût ou ne dérangent en rien. On en vient alors à oublier qu’on assiste à une scène de viol. Le ressenti de la victime avant, pendant, après ? On s’en fiche royalement, ou on passe rapidement dessus.
Si toutes les femmes n’adoptent pas l’angle du female gaze dans leurs productions, elles sont toutefois beaucoup plus nombreuses à le faire que les hommes, pourtant présents en plus grand nombre. C’est la même chose dans la littérature : même si certaines autrices écrivent des livres qui collent parfaitement au schéma patriarcal (on appelle ça du sexisme intériorisé), elles sont de plus en plus nombreuses à écrire des livres où les femmes occupent une place de sujet et non d’objet.
Problème n°2 : La sur-représentation des hommes cis hétéro et l’invisibilité des femmes
Quasiment tous les médias sont produits par des hommes. Sans être sensibilisé·e à ce sujet (par exemple, en lisant un livre écrit par une femme qui dénonce ce problème, pour ma part, c’était Le génie lesbien d’Alice Coffin), ça ne nous viendrait probablement par à l’idée de questionner ce quota. Fait-on seulement attention au sexe de l’auteur·ice, de la producteur·ice, de l’interprète, lorsqu’on consomme un média ?
Les hommes, apparemment, y font attention. Selon un article paru dans le Guardian en 2021 (Why do so few men read books by women), si les livres publiés par des hommes sur le marché anglophone étaient lus à 55% d’hommes et à 45% de femmes, les livres écrits par des femmes, eux, sont lus à 81% par des femmes, et donc seulement à 19% par des hommes (et on compte là-dedans des best-sellers comme Harry Potter qui font probablement remonter les chiffres…). C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore, de nombreuses autrices publient sous un pseudonyme qui ne laisse pas deviner leur sexe.
D’après le même article, il semblerait pourtant que les hommes n’apprécient pas moins leurs lectures produites par des femmes. Dans un même temps, à moins de chercher activement à lire des livres écrits par des femmes, les chances de choisir un titre écrit par une autrice sont faibles, surtout dans le rayon fiction. On attend volontiers des femmes au rayon « bien-être » ou « développement personnel » (et encore, il faut que le sujet soit considéré comme « féminin », « sensible », pas scientifique ou financier par exemple).
Aujourd’hui, le nombre d’auteurs et d’autrices atteint enfin une part plus ou moins égale sur le marché, mais ce n’est pas pour autant qu’il y a une représentation égale dans les médias, dans les rayons grand public ou dans les concours. Le prix Goncourt par exemple, en 2022, n’avait toujours couronné que 13 gagnantes depuis sa création en 1903, la première gagnante datant de 1944. Même si cela a changé ces dernières années, grâce à l’impulsion et aux revendications de mouvements féministes. (On observe les mêmes tristes chiffres dans l’industrie du cinéma et des remises de prix.)
Quand un livre est écrit par un homme, on aurait tendance à considérer qu’il est écrit « pour tout le monde », par contre un livre écrit par une femme s’adresserait uniquement à un publique féminin. On en revient à notre problème de male gaze : la majeure partie du temps, on lit (et consomme tout type de média) avec un regard masculin, la pensée et le ressenti des hommes est partout. Par contre, les hommes semblent désintéressés par la vision et le ressenti des femmes, du « deuxième sexe ».
Alors que j’écrivais cet article, j’ai reçu la newsletter de #Règle30 (une newsletter gratuite qui parle de la place des femmes sur Internet) intitulée « Désabonnez-vous d’un homme ! », et j’y ai découvert un mouvement qui invite à se désabonner des hommes sur les réseaux sociaux. Tu peux lire ici l’article sur le mouvement #UnfollowAMan (en anglais).
Mais, j’y vois des similitudes avec les déclarations d’Alice Coffin qui, dans son essai Le Génie lesbien (Grasset, 2020), encourageait à privilégier les œuvres d’artistes femmes. J’avais moi-même fait le test, en arrêtant complètement de lire des livres écrits par des hommes pendant un an. L’idée n’était pas d’affirmer mon désintérêt soudain pour tous les auteurs. Au contraire, avant cela, j’en lisais davantage que des autrices. Cette expérience m’a justement forcée à réfléchir aux raisons de ce déséquilibre.
Extrait de la newsletter #Règle30 « Désabonnez-vous d’un homme ! »
Problème n°3 : Payer les femmes
Ce n’est pas un secret, on n’a toujours pas atteint l’égalité salariale homme-femme, nulle part dans le monde. Les pays qui ont le meilleur score en la matière ne peuvent même pas se vanter d’avoir atteint la parité salariale. Dans le monde du livre comme du film ou des séries (et probablement dans n’importe quel domaine artistique… ou non artistique d’ailleurs), on ne déroge pas à la règle.
Combien d’actrices se sont déjà battues pour dénoncer une énorme différence entre leur salaire et celui de leurs collègues masculins qui jouent un personnage tout autant présent sur scène ? Des tonnes ! Alors je préfère autant que possible « donner mon argent à des femmes », en privilégiant des livres écrits par des femmes par exemple.
Est-ce que je renie l’expérience masculine en boudant « leurs » médias ?
Comment pourrais-je ? Si la question te turlupine, rassures toi : j’ai consommé des médias quasiment exclusivement masculins pendant presque 30 ans (sans le faire exprès), on en est toujours bombardé dans tous les sens, même si je le voulais, il me serait presque impossible de m’en prémunir. J’ai juste décidé de rééquilibrer la balance, et d’attendre que les producteurs de contenu masculins y mettent un peu plus d’effort pour être inclusifs et sortir des schémas dont je ne veux plus.
Il y a 3 ans environ, après avoir lu le livre d’Alice Coffin, j’ai fait un nettoyage drastique de ma liste d’envies sur Netflix (qui est, je trouve, une plateforme qui propose beaucoup de contenu alternatif) pour ne garder que les films et séries au moins produits ou scénarisés par une femme.
J’ai trouvé que la majorité des films et séries que j’ai regardés dès lors étaient de meilleure qualité et me plaisaient plus que beaucoup de choses que j’ai vues au cours des dernières décennies.
J’ai également lu énormément de fictions écrites par des femmes. Ca m’a fait du bien de pouvoir lire des bouquins sans subir des descriptions de personnages féminins hyper-sexualisées et sans âme écrites par des hommes (honnêtement, ça tient vraiment de la blague, même sous la plume de « grands auteurs » largement reconnus) et où je pouvais m’identifier à l’expérience des personnages féminins, ou envier leur histoire.
Lire aussi :
- Liste Netflix de films, séries et documentaires féministes, body neutral, inclusifs…
- Lectures féministes (classiques, contemporaines et étrangères)
Ailleurs :
- Pourquoi ne lire que des femmes est un geste politique révolutionnaire (Madmoizelle)
- Essai : Le regard féminin, une révolution à l’écran, Iris Brey
- Essai : Le génie lesbien, Alice Coffin